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Publié le 24 Juin 2021

Beck le borgne

Clôture 807 après la naissance du premier homme

 

Dans la taverne de Pit, Beck le borgne promène son œil las sur la flopée de clients venus se brûler le gosier et s’égayer les méninges. La faible lumière et la crasse ne le rebutent pas, même si cela lui évoque l’intérieur d’une porcherie. Trois lampes à huile éclairent le comptoir et un bougeoir est posé sur chaque table. De la vieille paille éparpillée recouvre le sol. Les hommes pataugent dans leurs crachats, leurs vomis et la pisse que certains ne peuvent retenir tant ils sont ivres. La puanteur est tenace et s’accroche aux narines tel un supplicié à la vie. À chaque table, les soûlards sont agglutinés pour consommer du jus de houblon, du Moretum ou de l’Eau Ardente. Le souffle de leurs bavardages fait vaciller la flamme des chandelles. Chacun est venu boire, non pas pour expier une faute, mais pour oublier qu’il n’en a pas commis. Les tourments, brimades et sacrifices qu’on leur fait subir mériteraient une rébellion, ou tout au moins une revendication, mais personne n’en a ni la force ni le courage. Les hommes présents dans cette salle ont abandonné leur liberté à un autre et, dans la foulée, leur honneur, leur dignité et leur amour-propre. 

Le brouhaha est dense et donne mal au crâne à Beck. Il sait que s’il y a tant de monde, c’est parce que, depuis peu, le Recteur de la ville de Klèque a décrété que la taverne n’ouvrirait qu’un soir par semaine. Pour ceux qui avaient l’habitude de venir boire de l’alcool ici, chaque fin de journée, c’est un coup dur. Une privation supplémentaire, qui s’ajoute à la longue liste de celles que le Recteur leur impose. Dès l’ouverture, tels des rats sortant des poubelles, ils surgissent de toutes parts, du fin fond des ruelles de la cité ou des plus lointains villages, et envahissent les lieux. Le patron et son fils s’agitent frénétiquement derrière le comptoir. Ils servent à boire contre quelques pièces d’argent. Pour les plus affamés, c’est une bouillie d’avoine et du pain dur.

À la table de Beck le borgne, il n’y a que deux clients : lui et le gnome. L’œil de Beck revient sur ce dernier qui affiche une moue dubitative en observant la foule. En fait, Beck se demande si ce n’est pas sa moue habituelle. La lèvre inférieure, plus épaisse que la supérieure, couvre cette dernière. Le gnome a le menton en avant ; ses yeux sont à peine détectables sous ses lourdes paupières ; il semble toujours se poser maintes questions. Beck sait que son compagnon réfléchit bien mais le gnome est loin de s’interroger aussi souvent qu’on le croit sur les choses et les gens. À cet instant, il émet un grognement et attrape sa chope de jus de houblon de sa main velue aux petits doigts boudinés. Il avale une gorgée de liquide et repose le contenant avec force sur la table en bois.

 — M’est avis que je reviendrai plus ici.

Beck hausse un sourcil. Malgré le bruit, il a clairement entendu le gnome s’exprimer. Il ne réagit pas davantage. À moitié couché sur la table, la tête appuyée sur les poings, il s’est mis à observer le pain trempé et la bouillie dans l’écuelle devant lui. Ses cheveux longs et gras pendent autour de son visage et sa barbe est vieille de plusieurs jours ; elle dissimule d’anciennes cicatrices. Un cache-œil de cuir noir masque son œil droit. L’homme a rabattu sur sa tête la capuche de sa cotte à manches longues, de sorte qu’on ne vienne pas le déranger. Si Beck adopte ainsi ce camouflage dès qu’il arrive à Klèque, ce n’est pas par peur des soldats de l’armée du dictateur, qui font régner l’ordre avec violence, c’est parce qu’il n’a envie de parler à personne. D’ailleurs, après avoir croisé son œil bleu ciel réprobateur, nul n’ose s’asseoir à côté de lui. Ceux qui ne le connaissent pas sont vite rebutés par son air farouche. Les autres savent que si Beck le borgne a mis sa capuche, c’est qu’il vaut mieux passer son chemin.

L’homme a la réputation d’être doué pour la bagarre, brutal, mais toujours loyal. Sa grande taille et la corpulence qui va de pair ne laissent aucun doute sur sa force colossale. Cependant, ce ne sont pas seulement ses attributs physiques qui le rendent inquiétant ; une aura mystique plane sur lui à cause des légendes qu’on raconte à son propos. Si Beck le borgne intimide et effraie, c’est parce qu’il est dit que son œil lui aurait été arraché par la griffe d’un dragon. Mais pas seulement... Dans sa jeunesse, il aurait combattu le monstre Hycrass venu des eaux profondes de la grande mer. Il aurait ainsi sauvé tous les habitants d’une ville côtière d’une mort certaine. Pourtant, les histoires qui se sont propagées sur les aventures du borgne ne circulent plus à présent. Les jeunes les ignorent, les plus âgés n’ont pas tout oublié mais leur mémoire est noyée dans leurs efforts à satisfaire le Recteur et à suivre ses lois. Les légendes sont vouées à disparaître, de toute manière, surtout quand leur héros a cessé d’en vivre et se contente d’être aussi discret qu’un loup rejeté par sa meute.

Beck descend de sa montagne, de temps en temps. Il vient traîner ses guêtres dans cette taverne avec le gnome, puis repart chez lui. Le Recteur a connaissance de son existence, mais il n’a jamais cherché à lui nuire. Tant que le borgne le laisse faire ce qu’il veut dans sa ville…

À la table voisine, un vieux bougre se lamente sur son sort :

— V’là qu’j’ai perdu mon fils du coup d’grisou, dans la mine de pierre noire ! Pas assez d’la peine, que v’là sa femme et ses chiards à la maison. Moi, à la carrière, j’m’use l’dos avec ma point’rolle. Ma fille nettoie la merdasse des soldats dans la tour nord. Les pièces qu’on ramasse sont enl’vées pour moitié pour l’Recteur. Ah ! Quand j’étais jeune…

Il toussote et fait une grimace à cause de son dos douloureux. Il poursuit :

— On travaillait où on voulait. Maint’nant, on a pu l’choix : faut soit tailler d’la roche, soit creuser la mine. L’Recteur a pris toutes les terres autour d’la ville. Les récoltes, ç’passe par lui. L’a monté des murs autour d’Klèque et mis une herse comme porte. On est surveillés par ses troupiers, quoi qu’on fasse.

Il baisse d’un ton et chuchote :

— Et l’borgne, lui, y s’en fiche. Avant, l’aurait fait un truc.

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Rédigé par Cathy de St Côme

Publié dans #Nouvelles

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